Chapitre 4

SOUS TERRE

Dash tressaillit.

Le vent s’était de nouveau rafraîchi après la chaleur printanière de la veille. Or, le jeune homme souffrait toujours de nombreuses contusions que le temps froid rendait plus douloureuses encore. Malgré tout, le travail l’empêchait de s’ankyloser. Dash n’avait pas eu l’occasion de reparler à Gustave depuis qu’il avait évoqué la possibilité d’une évasion car Talwin avait pris l’habitude de rester à proximité, ce qui inquiétait le jeune homme. Il ne pouvait que deviner les motivations de l’autre prisonnier : soit il cherchait lui aussi à s’échapper et considérait Dash et Gustave comme de possibles alliés, soit il jouait les informateurs. Dash jugeait qu’il valait mieux attendre encore un jour ou deux pour découvrir laquelle de ces hypothèses était la bonne.

Les gardes annoncèrent la pause déjeuner et des gamins passèrent dans les rangs pour distribuer le pain et le vin coupé avec de l’eau que les prisonniers reçurent avec gratitude. Dash s’assit à l’endroit même où il travaillait, sur une nouvelle grosse pierre qui devait réintégrer la muraille tandis que Gustave s’adossait au mur qu’ils réparaient actuellement.

— C’est moi qui commence à m’y habituer ou ils ont trouvé un meilleur boulanger ? demanda Dash après la première bouchée.

— C’est toi qui t’y habitues, répliqua Gustave. Souviens-toi de ce vieux proverbe : « La faim est la meilleure sauce qui soit. »

Dash dévisagea le guerrier du val. Au début, toute conversation de sa part se limitait à des hochements de tête, des grognements et un occasionnel « oui » ou « non ». Mais, depuis la veille au soir, il s’était un peu ouvert à Dash.

— Comment tu t’es fait attraper ici ?

— Ça ne s’est pas passé ici, répondit Gustave en terminant son maigre repas et en buvant son vin à petites gorgées. Je gardais une caravane… (Il regarda autour de lui.) C’est une longue histoire. Disons, pour être bref, que nous avons été interceptés et capturés par les hommes de Duko et que ceux d’entre nous qui ont survécu au combat se sont retrouvés ici.

— Ça fait longtemps ?

— Beaucoup trop, tu peux le dire ! (Il fronça les sourcils.) Ça doit bien faire deux mois maintenant. Je commence à perdre la notion du temps. Il neigeait quand je suis arrivé ici.

Dash acquiesça.

— Alors comme ça, tu gardais une caravane ?

Gustave haussa les épaules.

— Mon patron n’était pas le seul marchand à penser qu’il pourrait réaliser des bénéfices en étant le premier à apporter des marchandises en ville. D’après ce que j’ai vu dans les parages, le commerce n’a pas l’air d’intéresser beaucoup le général. Il laisse les civils se débrouiller de l’autre côté de ces remparts mais ici, à l’intérieur, c’est un campement militaire.

Les gardes passèrent dans les rangs pour donner l’ordre de reprendre le travail.

— C’est également mon impression, approuva Dash.

Gustave sourit.

— Tu n’es donc pas si bête que tu en as l’air.

— Remettez-vous au boulot ! cria un garde.

Les quatre prisonniers les plus proches de Dash et de Gustave commencèrent à bouger la pierre pour la remettre en place.

 

Jimmy inclina légèrement la tête. Malar acquiesça pour montrer qu’il avait compris et fit signe au garçon d’approcher. Le gamin des rues était couvert de suie et de crasse de la tête aux pieds et puait comme s’il s’était baigné dans une fosse d’aisance. Jimmy était persuadé qu’il pourrait leur donner des informations.

Malar s’entretint avec le gamin pendant quelques minutes puis lui donna une pièce en lui disant de filer. Il revint vers Jimmy qui, adossé à la muraille, affichait un air d’indifférence.

— Vous aviez raison, mon jeune monsieur. Ce gamin travaille dans les égouts. Ils le payent pour ramper dans les conduits les plus étroits et les débarrasser du bois brûlé et de la boue.

Jimmy secoua légèrement la tête en signe d’irritation.

— Merde. Qu’est-ce qu’ils font là-dessous ?

— Apparemment, ils remettent les égouts en état, tout comme ils réparent ce qui se trouve en surface de l’autre côté des remparts, d’après ce que tout le monde raconte, répondit Malar à voix basse.

— Mais pourquoi ? insista Jimmy tout en sachant qu’il posait là une question rhétorique. Les égouts sont bien suffisants pour son armée. Il suffit juste d’un peu d’entretien pour que les eaux s’écoulent bien et que ses hommes ne tombent pas malades. (Jimmy se gratta la joue.) Mais non, d’après les rumeurs, il essaye de les remettre dans l’état où ils étaient avant… (Il s’interrompit juste avant de dire : « que Grand-père fasse exploser la cité » et se reprit :) la chute de la cité.

— Peut-être que ce général Duko aime les choses bien ordonnées.

Jimmy secoua la tête, déconcerté. Il avait lu tous les rapports concernant leurs ennemis avant et après la bataille des crêtes du Cauchemar.

Sur le terrain, Duko était sûrement leur meilleur général et occupait la troisième place dans la chaîne de commandement, juste derrière Fadawah et Nordan. Jimmy n’arrivait pas à comprendre ce que Duko pouvait bien fabriquer. S’il avait fortifié la cité par crainte d’une attaque venue de l’est ou du sud, cela aurait pu paraître logique, même si ces défenses ne tiendraient guère lorsque l’armée de Patrick arriverait.

Il aurait été plus logique de continuer à dévaster Krondor afin que le royaume ne puisse plus la reconstruire. Mais réparer les dégâts causés par sa propre armée comme s’il avait l’intention d’occuper la cité un bon moment n’avait aucun sens.

— À moins…, murmura Jimmy.

— Oui, mon jeune monsieur ?

— Non, rien. (Le jeune homme regarda autour de lui.) Il va faire nuit d’ici une heure. Venez, suivez-moi.

Il guida Malar dans les rues encombrées du village de toile jusqu’à une petite allée qui n’était guère plus qu’un passage entre deux pans de mur encore debout, seuls souvenirs des magasins qui s’étaient dressés là. Jimmy s’enfonça dans cette allée sans attendre de voir si on l’espionnait et entendit Malar le suivre.

Il savait, depuis sa dernière visite, qu’il était facile de se perdre dans Krondor. Au milieu de toute cette destruction, les repères familiers avaient disparu. Cependant, le tracé des rues n’avait pas changé. Il devait donc être possible de retrouver son chemin à condition de toujours garder à l’esprit où l’on se trouvait par rapport aux quelques grands monuments encore debout – du moins Jimmy l’espérait-il.

Il entendit des bruits de pas avant même de voir la personne arriver et recula aussitôt, manquant de renverser Malar au passage. Quelqu’un venait de s’engager dans cette rue abandonnée et s’avançait dans leur direction. Jimmy et Malar s’accroupirent au sein de l’ombre qui régnait entre les murs.

Quelques secondes plus tard, ils virent passer deux hommes en armes visiblement pressés. Jimmy se demanda quel pouvait bien être l’objet de leur présence et attendit quelques instants pour voir s’ils revenaient ou si d’autres les suivaient. La rue étant toujours déserte au bout de quelques minutes, le jeune homme se leva et la traversa pour rejoindre les décombres noircis d’une auberge.

Jimmy s’accroupit de nouveau derrière un pan de mur ayant résisté à l’incendie et chuchota à l’intention de son compagnon :

— On peut rejoindre les égouts par le sous-sol de cette auberge. Si le passage n’est pas bloqué et que le système d’évacuation des eaux est encore intact, on va pouvoir entrer en ville. La plupart des égouts sont bloqués d’ici à là-bas, ajouta-t-il en désignant la cité, mais je connais une vieille citerne dont les murs sont à moitié effondrés ; nous devrions pouvoir passer par là.

— Êtes-vous sûr que c’est une bonne idée, mon jeune monsieur ? s’enquit Malar. D’après les rumeurs, il est difficile de séjourner dans Krondor sans être réquisitionné pour des travaux forcés. C’est du moins l’opinion générale.

— Je n’ai pas l’intention de me faire prendre, répliqua Jimmy. À présent, vous êtes libre de suivre votre propre chemin, si vous le souhaitez.

— J’ai l’habitude de vivre d’expédients, mon jeune monsieur, mais je crois que votre frère et vous êtes ma meilleure chance de trouver autre chose. (Il dévisagea Jimmy pendant quelques instants, comme s’il pesait le pour et le contre.) J’ai le sentiment que vous possédez tous les deux une bonne situation. Si c’est le cas et si notre expédition se termine bien, il sortira peut-être quelque chose de bon de ce qui, jusqu’ici, n’a été pour moi qu’un terrible coup du sort. (Il se tut un moment avant d’ajouter :) Si vous voulez bien me prendre à votre service, j’irai avec vous.

Jimmy esquissa un petit haussement d’épaules.

— Dans ce cas, j’imagine que cela fait réellement de vous mon serviteur. Je vais vous dire ce que vous allez faire. S’il devait m’arriver quoi que ce soit, faites de votre mieux pour retourner dans l’Est. Bien avant de rejoindre l’armée du royaume, vous serez certainement intercepté par des éclaireurs – des Hadatis ou des Pisteurs Krondoriens. Si vous tombez sur les Hadatis, demandez à voir Akee. Si ce sont les Pisteurs, demandez le capitaine Subai. Dites-leur de vous conduire auprès d’Owen Greylock ou Erik de la Lande Noire et racontez-leur tout ce que vous avez vu. Sans cela, on vous prendrait pour un déserteur ou un pillard keshian et il pourrait s’écouler un bon moment avant que quelqu’un entende votre histoire. Il faut qu’ils apprennent ce qui se passe ici.

— Mais on ne sait pas ce qui se passe, protesta Malar, perplexe.

— C’est vrai, je ne suis sûr de rien, c’est pourquoi nous devons entrer dans la ville. Mais quoi qu’il se passe, ce n’est pas quelque chose que nous avions prévu.

— C’est mauvais signe.

Jimmy sourit.

— Pourquoi ?

— Parce que les imprévus ne présagent jamais rien de bon.

Le sourire de Jimmy s’élargit.

— Jamais ?

— Jamais. Les surprises agréables, ça n’existe pas.

— Pourtant, je me souviens d’une fois où une fille…

— Mais n’a-t-elle pas fini par vous briser le cœur ? l’interrompit Malar.

Jimmy acquiesça et son sourire se fit contrit.

— Si.

— Vous voyez. Quand on peut prévoir les choses, il ne peut rien nous arriver de mal.

— Vous semblez parler d’expérience, avança Jimmy.

Malar plissa les yeux.

— J’ai vécu plus de choses que la plupart des gens, mon jeune monsieur.

Jimmy regarda autour de lui. Les ombres s’étaient épaissies à mesure que le soleil déclinait à l’ouest et le ciel au-dessus de leurs têtes se parait de superbes teintes de violet à l’approche de la nuit.

— Je pense qu’il fait suffisamment sombre pour que personne ne nous remarque, affirma le jeune homme.

Il conduisit Malar à l’arrière de la vieille auberge en se frayant un chemin avec soin au milieu des poutres effondrées, seuls vestiges d’un chambranle et d’un pan de mur tombés ainsi que d’une partie du plafond. Le toit avait disparu et les poutres noircies de la charpente se détachaient nettement sur le ciel qui s’obscurcissait. Les deux hommes s’avancèrent avec précaution jusqu’à ce que Jimmy déclare :

— C’est quelque part par ici.

Il s’agenouilla et regarda autour de lui. Il déplaça plusieurs débris de petite taille couverts d’une épaisse couche de suie, libérant au passage une épouvantable odeur de charbon mouillé.

— Une partie de ce bois est en train de pourrir.

— J’aperçois un anneau en fer, mon jeune monsieur, annonça Malar.

— Donnez-moi un coup de main, demanda Jimmy en dégageant la trappe. (Tandis que les deux hommes unissaient leurs efforts pour la soulever, il ajouta :) Nous nous trouvons dans l’ancienne arrière-salle d’une auberge contrôlée par les Moqueurs.

— Les Moqueurs ?

— La guilde des voleurs. J’aurais cru que leur réputation aurait franchi les frontières du val.

— Les seuls voleurs que j’ai côtoyés maniaient non pas la dague et la fourberie mais des plumes et du parchemin : c’étaient des hommes d’affaires.

Jimmy éclata de rire.

— Mon frère serait d’accord avec vous ; avant il travaillait pour le pire d’entre eux, Rupert Avery.

— J’ai déjà entendu ce nom-là, mon jeune monsieur. Mon défunt maître l’a maudit en plus d’une occasion.

Ils firent bouger la trappe et la rabattirent en arrière, la laissant retomber sur le sol. Devant eux s’ouvrait un trou noir béant.

— Si seulement on avait de la lumière, déplora Jimmy.

— Vous avez l’intention de vous déplacer dans cette pénombre ? s’écria Malar avec une pointe d’incrédulité dans la voix.

— Il n’y a jamais de lumière là-dessous, même par journée très ensoleillée. (Jimmy trouva ce qu’il cherchait, à savoir l’échelle pour descendre, et se glissa dans l’ouverture en posant les pieds sur le premier barreau.) On peut trouver de quoi s’éclairer là en bas ; il suffit de savoir où regarder.

— Si vous le dites, maugréa Malar dans sa barbe.

Ils entamèrent avec précaution leur descente dans les ténèbres.

 

Dash frémit, non pas à cause du froid, mais en raison du claquement d’un fouet sur le dos d’un homme en contrebas. En compagnie de Gustave, de Talwin et de quelques autres individus qu’il avait appris à connaître, il travaillait au sommet de la muraille qui se trouvait au nord de la principale porte de Krondor. Dash jeta un coup d’œil à Gustave qui hocha la tête pour montrer que tout allait bien. Brusquement, tous les deux firent volte-face. À quelques mètres de là, un homme venait de pousser un hurlement en perdant l’équilibre. En un éclair, il avait eu la terrible certitude qu’il allait tomber et que ni sa volonté ni les prières ne lui sauveraient la vie. Son angoisse et son épouvante retentirent dans l’air de cet après-midi-là tandis qu’il basculait à la renverse et allait s’écraser sur les pavés en contrebas. Gustave fit la grimace en entendant le corps se briser sur le sol. Les prisonniers restauraient les créneaux et avaient bien du mal à garder leur équilibre rendu plus précaire encore par les pierres descellées et le brouillard qui revenait invariablement matin et soir.

— Fais attention où tu poses les pieds, recommanda Dash.

— Pas besoin de me le dire deux fois, répliqua Gustave.

Dash risqua un coup d’œil par-dessus la muraille et vit qu’il régnait toujours le même désordre au-dehors : le village de toile qui avait remplacé le faubourg de Krondor grouillait de soldats, de vendeurs à la criée et de tous ces gens que la guerre de l’année précédente avait laissés pour compte. Il espérait ardemment que son frère Jimmy se trouvait quelque part au sein de cette foule et qu’il réussirait à dénicher les informations nécessaires pour faire comprendre à Owen Greylock qu’il se tramait quelque chose d’étrange à Krondor.

Le général Duko s’était donné pour mission de restaurer entièrement la cité et, compte tenu du manque de ressources, s’en sortait de façon admirable – du moins d’un point de vue militaire. Il s’écoulerait des années avant que les marchands et les autres habitants de Krondor ne voient leur cité renouer avec une certaine prospérité. Il y avait eu tellement de dégâts que la remise en état complète de la cité n’était encore qu’un rêve lointain. Mais d’un point de vue de soldat, Krondor retrouverait presque toutes ses défenses en moins d’une année et peut-être même en neuf ou dix mois seulement.

Dash souhaitait de toutes ses forces échapper à ces travaux forcés pour pouvoir explorer les environs et comprendre ce qui était en cours. Mais la situation était très claire : tous ceux qui ne faisaient pas partie de l’armée de Duko étaient des esclaves. Quoi que le père de Dash ait pu en dire, il eût été bien plus sensé d’envoyer l’un des hommes qui s’étaient rendus sur Novindus en compagnie d’Erik de la Lande Noire, autrement dit quelqu’un qui parlait la langue des envahisseurs et pouvait se faire passer pour l’un d’entre eux.

Même s’il réussissait à recouvrer sa liberté, Dash savait que son seul espoir était de franchir les remparts, de se mêler à la foule qui campait là et de repartir vers l’est. Il était certain que son père avait envoyé ses agents attendre son arrivée et celle de Jimmy.

Le jeune homme était également persuadé que son père avait envoyé d’autres agents en ville et dans la campagne environnante. Le contraire eût été étonnant. De plus, se dit Dash en aidant ses compagnons à soulever un gros pavé au sommet de la muraille, le fantôme de son père, le duc James, hanterait Arutha jusqu’à la fin de ses jours s’il ne l’avait pas fait. Dash s’abîma les jointures sur la pierre râpeuse et commença à remettre du mortier en songeant qu’il accueillerait volontiers le fantôme de son grand-père en cet instant précis. De toute évidence, s’il y avait bien quelqu’un qui aurait pu résoudre l’énigme des récents événements à Krondor, c’était le légendaire duc James.

 

Jimmy maudit la pénombre lorsqu’il se cogna les tibias dans une pierre qu’il n’avait pas vue. La voix de Malar s’éleva dans les ténèbres.

— Le jeune maître est-il certain de ne pas s’être perdu ?

— Taisez-vous ! Je suis sûr que nous ne sommes pas tout seuls sous terre. Et oui, je sais où nous sommes. En prenant à droite et en faisant encore une douzaine de pas, nous devrions arriver à l’endroit que nous cherchons.

Joignant le geste à la parole, il tourna sur sa droite et s’engagea dans un petit passage. Malar fit de son mieux pour le suivre en gardant les deux mains sur la paroi de droite.

Ils cheminèrent ainsi, lentement, dans le noir, jusqu’à ce que Jimmy déclare brusquement :

— On y est.

— Peut-on savoir où, exactement, maître ? demanda Malar.

— Il s’agit de l’une des nombreuses caches de…

Un bruissement se fit entendre à l’endroit où Jimmy se tenait, comme si le jeune homme déplaçait quelque chose. Puis Malar se couvrit les yeux lorsqu’une étincelle jaillit. Il était resté si longtemps dans le noir que cette lueur suffisait à l’éblouir.

Le bois de la torche était sec et s’enflamma rapidement.

— Voyons voir ce que nous avons là, marmonna Jimmy.

Il examina le contenu de la cache qui se dissimulait à hauteur de sa taille dans le mur derrière une fausse pierre.

— Comment saviez-vous où trouver ces objets ? lui demanda Malar.

— Mon grand-père a dû passer quelque temps dans les égouts. (Jimmy jeta un coup d’œil à son compagnon.) Il travaillait pour la ville.

— Dans les égouts ?

— Oui, quelques fois. Quoi qu’il en soit, il m’a raconté qu’à partir de n’importe quelle entrée utilisée par les voleurs, il suffisait de prendre à droite à la première intersection et qu’à une douzaine de pas sur le côté droit se dissimulait une cache. Apparemment, les Moqueurs voulaient s’assurer que si on les poursuivait, ils pourraient descendre ici dans le noir et y trouver de la lumière et quelques outils. Regardez, ajouta-t-il en désignant l’ouverture. Une bonne longe de corde. Un pied-de-biche. (Il tapotait chaque objet en les nommant au fur et à mesure.) Une gourde. Une dague et des torches, ou une lanterne.

— Une lanterne sourde serait plus sûre, objecta Malar.

— C’est vrai, admit Jimmy, mais puisqu’il n’y en a pas, il faut se contenter de ce que l’on a. Il reste sans doute d’autres caches intactes ; nous y trouverons peut-être une lanterne. (Il regarda autour de lui et s’exclama :) Par tous les dieux !

— Qu’y a-t-il ? demanda Malar d’une voix inquiète.

— Regardez-moi cette pagaille !

— Maître, c’est un égout, répliqua le serviteur d’un ton irrité.

— Je le sais bien. Mais regardez les murs et la couleur de l’eau.

Malar obéit et comprit alors ce que voulait dire Jimmy. S’il s’attendait à voir des pierres couvertes de mousse et de l’eau saumâtre, il n’aurait pas cru en revanche que tout soit recouvert de suie. Baissant les yeux, il regarda ses mains noires et dit :

— Maître, je crois que nous allons devoir prendre un bain dès que nous remonterons à la surface, sinon on risque de se faire remarquer.

Jimmy dévisagea son serviteur.

— Si je me suis autant frotté le menton que vous, je dois sûrement ressembler à un ramoneur.

— C’est vrai que vous êtes sale, maître, convint Malar.

— Bon, eh bien, personne n’a dit que ce serait facile, répliqua Jimmy.

Tandis qu’il se remettait en route, il entendit son serviteur maugréer :

— Personne n’a dit que ce serait impossible non plus.

 

Dash hocha la tête. Aussitôt, Gustave sauta. Il atterrit derrière la grosse pierre qu’ils s’efforçaient de bouger et s’accroupit afin que les gardes ne le voient pas. À l’aide d’un éclat de poterie qu’il avait caché dans sa chemise deux jours durant, il trancha rapidement l’une des principales cordes qui retenaient le filin utilisé pour soulever les pavés.

Ce filin était un objet très pratique dans lequel on enveloppait la pierre en y ajustant les coins et que l’on soulevait au moyen de plusieurs leviers. Une fois au-dessus du sol, on passait deux cordes sous la pierre pour former un deuxième filin de soutien. Dès que la pierre arrivait au-dessus de l’emplacement prévu, on retirait ces deux cordes et la pierre baissait de quelques centimètres. Le premier filin se détendait alors et le pavé tombait en place. Dash savait qu’une équipe de maçons accomplis parvenait à exécuter cette manœuvre au millimètre près. Ses compagnons et lui, en revanche, se réjouissaient déjà lorsqu’il n’y avait que quelques millimètres d’écart avec l’emplacement voulu pour la pierre. Les seuls maçons que l’on trouvait à Krondor actuellement étaient les ingénieurs de Duko et un gros problème de langage et de compréhension séparait la plupart des ouvriers.

Gustave fit le tour de la pierre et hocha la tête à l’intention de Dash.

— Vous pouvez soulever, cria-t-il.

Dash recula tandis que deux prisonniers préparaient les cordes qu’ils devaient passer sous le pavé. Il regarda la pierre s’élever d’environ soixante centimètres avant de pencher brusquement tandis qu’un claquement sec se faisait entendre. La corde qu’avait coupée Gustave venait de se séparer du filin et la pierre oscillait à présent à quelques centimètres du sol. Les deux prisonniers qui tenaient les cordes de soutien reculèrent.

— Faites-la descendre, s’écria une voix en contrebas.

Brusquement, la pierre se mit à tomber.

— Non ! s’écria le contremaître au moment où les ouvriers qui auraient dû abaisser lentement la pierre lâchaient la corde.

Il était trop tard. Au lieu de s’encastrer doucement au sommet de la muraille, la pierre rebondit un petit peu puis bascula, ainsi que Dash l’avait espéré, avant de commencer à tomber.

— Attention ! s’écria un homme à côté de Dash tandis que les ouvriers se bousculaient pour éviter la trajectoire du pavé.

— Viens, dit Dash à Gustave tandis qu’autour d’eux la scène virait au chaos.

Ils passèrent en courant à côté d’un garde immobile qui observait la scène, fasciné par la pierre qui, après avoir glissé sur le parapet, était restée suspendue un moment par-dessus bord avant de basculer pour aller s’écraser sur les pavés.

Dash, Gustave et quelques autres prisonniers dévalèrent en courant un escalier en pierre comme s’ils avaient l’intention d’aider ceux qui se trouvaient en dessous. Mais en arrivant au pied de la muraille, Dash se glissa rapidement sur sa droite dans un interstice entre les pierres. Les autres s’y engouffrèrent derrière lui.

Les vieux remparts de Krondor étaient creux par endroits et servaient à entreposer des céréales, de l’eau et des armes en cas de siège. La plupart de ces anciens entrepôts avaient été utilisés au cours de la dernière guerre, mais plusieurs étaient restés vides, comme ceux de la muraille orientale, par exemple.

Dash avait mis une semaine avant de trouver cet entrepôt-là qu’il considérait comme parfait pour échapper à ses geôliers. Il y trouverait soit un accès aux égouts, soit un passage menant vers un autre entrepôt qui disposait d’un tel accès. Le seul danger que courraient ses compagnons et lui était de se faire prendre au moment où ils entreraient dans cette pièce ou si le passage qui menait à la réserve suivante était bloqué par des débris de maçonnerie. Leurs geôliers remarqueraient leur absence au prochain décompte des prisonniers qu’ils effectuaient à chaque pause-déjeuner. Celle-ci aurait lieu d’ici une heure.

Dans la pénombre, il était difficile de trouver l’entrée des égouts, mais Dash y parvint malgré tout. Sous une épaisse couche de suie et de poussière se trouvait une planche en bois destinée à protéger les céréales de l’humidité du sol. Cette planche dissimulait un trou de la taille d’un homme, recouvert d’une simple grille en fer.

— Donnez-moi un coup de main, chuchota Dash.

Deux de ses compagnons se penchèrent à côté de lui. Dans la faible lumière qui filtrait à travers les interstices de la muraille, Dash distingua les profils de Gustave et de Talwin. Dash faisait confiance au premier mais s’était toujours inquiété au sujet du second. Et pourtant, voilà que Talwin tirait sur la grille au risque de se casser un doigt, sans avoir l’intention de le trahir visiblement.

Ensemble, ils réussirent à soulever la grille et la déposèrent à l’écart. Dash entreprit de se glisser dans le trou en disant :

— Je sais que vous allez avoir du mal à vous laisser tomber dans le noir, mais vous devriez heurter la surface de l’eau à environ deux mètres ou deux mètres cinquante, alors ne vous inquiétez pas. Tournez-vous dans la même direction que moi et prenez sur la droite. Vous ne verrez rien du tout mais je vous assure que je sais me repérer là-dessous.

Il lâcha le rebord de pierre, un geste qui comptait parmi les actes les plus courageux de son existence, car tout son être lui criait de rester accroché pour ne pas tomber dans les ténèbres. L’espace d’un bref instant, il éprouva la sensation d’avoir commis une terrible erreur de jugement, car sa chute dans le noir lui sembla durer un très long moment. En réalité, seules quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne brise la surface de l’eau. Il plia les genoux, heurta le sol en pierre qui se trouvait sous l’eau et perdit l’équilibre. Il tomba en avant et se retrouva la tête sous l’eau sale. Il en surgit aussitôt en crachant pour éviter d’avaler ce que les égouts pouvaient bien contenir. En effet, son grand-père l’avait mis en garde à ce sujet, expliquant que de nombreux voleurs tombés dans les égouts étaient morts d’une maladie par la suite.

Il se déplaça sur la droite. Quelques instants plus tard, un autre homme se laissa tomber dans le noir.

— Je suis là, fit Dash.

Son compagnon le rejoignit dans la pénombre.

Deux autres hommes sautèrent à leur tour.

— Qui va là ? demanda Dash.

— Gustave, répondit le premier à l’avoir rejoint.

— Talwin, répondit celui qui l’avait suivi.

— Reese, ajouta le troisième.

Dash se souvint d’un grand type silencieux à qui Talwin parlait de temps en temps.

— Je vous ai vu partir tous les trois et j’ai suivi le mouvement, ajouta le dénommé Reese. J’allais pas rester là à attendre bêtement.

Dash en doutait. Il était certain que Talwin avait averti son compagnon qu’il se tramait quelque chose. Mais le jeune homme n’avait pas l’intention d’en débattre maintenant.

— C’est bien, dit-il à voix haute. On va vraiment avoir besoin d’aide pour sortir d’ici.

— Et maintenant, on fait quoi ? s’enquit Gustave. Parce que nous voilà dans le trou le plus noir et le plus puant que j’aie jamais vu.

— Cet endroit fait partie du vieux système d’évacuation des eaux qui court sous les remparts, expliqua Dash. Si on continue à avancer en direction du cœur de la cité, on trouvera un moyen de sortir de Krondor.

— Pourquoi ne pas s’éloigner de la cité, tout simplement, puisqu’on se trouve sous la muraille ? s’étonna Reese.

Dash frappa le mur de pierre à côté duquel il se tenait.

— Parce que c’est là que s’arrêtent les égouts. Pour se retrouver de l’autre côté de ce mur, il faudrait pouvoir mâcher la pierre.

— Merde ! s’exclama Gustave. Quand tu m’as parlé des égouts, j’ai cru qu’on pourrait passer sous les remparts.

— Non, ils n’ont jamais relié les égouts des faubourgs à ceux de la vieille ville. Il aurait été trop facile pour nos ennemis de se glisser à l’intérieur de Krondor. Dans l’état actuel des choses, marmonna Dash, une bonne équipe de sapeurs pourrait facilement s’introduire ici en quelques semaines s’ils connaissaient l’existence de cet endroit. Je sais qu’il y a une brèche de l’autre côté de ce mur, mais nous devons d’abord retourner en ville pour pouvoir l’atteindre.

— Bon, puisqu’on n’a pas le choix… C’est par où ? demanda Talwin.

Pour se repérer, Dash leva les yeux vers le peu de lumière qui filtrait par le trou au-dessus de leurs têtes.

— Venez par ici.

Ses compagnons se rassemblèrent autour de lui.

— Gustave, pose ta main droite sur mon épaule droite. (Le jeune homme sentit la main puissante du mercenaire agripper sa tunique.) Talwin, fais pareil avec Gustave. Reese, tu fermeras la marche. Suivez bien mes instructions. (Dash posa la main droite contre le mur et ajouta :) Allons-y, lentement. Si vous lâchez prise, criez.

Ils s’enfoncèrent dans l’obscurité.

 

Dash sentit des doigts s’enfoncer dans son épaule lorsque des voix d’hommes résonnèrent au loin. Dans la pénombre, il était impossible de déterminer de quelle direction elles provenaient. Dash savait que ses trois compagnons avaient les nerfs à vif, tout comme lui ; il redoutait que l’un d’eux panique. Gustave paraissait solide en dépit de sa nervosité. Talwin restait silencieux mais Reese laissait parfois échapper des remarques idiotes, soit pour demander combien de temps il leur faudrait continuer à avancer ainsi dans le noir, soit pour exprimer son appréhension.

La lumière filtrait par endroits à travers un interstice dans les pavés de la rue au-dessus de leurs têtes ou une plaque d’égout cassée. Dash était toujours surpris de constater comme ces petits îlots de lumière paraissaient éblouissants comparés au noir absolu dans lequel ils se mouvaient, mais il savait qu’il ne s’agissait que d’une illusion. En arrivant près d’une source de lumière, il n’y voyait qu’à une dizaine de mètres devant et derrière lui, et lorsque cette source disparaissait, il retombait dans les ténèbres les plus profondes qu’il ait jamais connues.

Dans le premier endroit où, selon les dires de son grand-père, il avait espéré trouver des torches ou une lanterne, il n’avait découvert aucune cache secrète. S’il y avait bien une pierre creuse dans le coin, il ne l’avait pas trouvée. N’étant pas le moins du monde présomptueux, le jeune homme avait compris que cette cache n’existait pas car, dans le cas contraire, il l’aurait découverte.

La deuxième ne contenait plus rien. Quelqu’un l’avait déjà vidée de son contenu. Dash ne savait pas si cela s’était produit durant la prise de la cité ou quelques jours ou même quelques heures avant son propre passage.

Il faisait donc de son mieux pour continuer à guider ses compagnons vers le nord, conscient que la meilleure chance de s’échapper résidait dans le quartier connu autrefois sous le nom de La Pêche. C’était l’un de ces rares endroits à Krondor où l’on pouvait plonger dans la baie et ressortir au bout de quelques brasses au-delà des remparts de la cité. Dash ignorait si ses compagnons savaient nager et, à dire vrai, il ne s’en souciait guère. Certes, il désirait les voir s’échapper sains et saufs si possible, mais il serait tout aussi capable de les dénoncer si cela lui permettait de ramener au prince ses précieuses informations.

Suivant toujours le mur d’une main, le jeune homme guida ses compagnons toujours plus loin dans les ténèbres.

 

Jimmy désigna la faible lumière. Malar acquiesça et chuchota :

— Vous pensez que c’est la sortie, jeune maître ?

— Peut-être. Faites-moi la courte échelle, que je puisse jeter un coup d’œil.

Malar s’agenouilla. Lorsque Jimmy posa le pied gauche sur l’épaule du serviteur, ce dernier se releva, attrapant les chevilles du jeune homme pour le soutenir tandis qu’il l’amenait juste au-dessous de la lumière. Pendant quelques instants, Jimmy peina à trouver un équilibre, mais Malar le tenait fermement, si bien qu’il réussit à garder la position jusqu’à ce qu’il puisse attraper une prise au-dessus de sa tête pour ne pas tomber.

— Génial ! s’exclama-t-il. C’est la trappe d’une cave et elle est sortie de ses gonds.

Jimmy glissa les doigts dans la fente et poussa sur la trappe.

— Je n’arrive pas à faire levier. Lâchez-moi, ajouta-t-il.

Malar obéit et Jimmy sauta à terre avant de se relever devant son serviteur.

— Il n’y a pas moyen d’ouvrir cette trappe.

— N’y a-t-il donc pas d’escalier dans ce maudit donjon ?

— Ce n’est pas un donjon, gloussa Jimmy, plutôt un labyrinthe. Mais vous avez raison et je suis un idiot. (Il poussa un soupir théâtral.) Je connais plusieurs endroits avec des escaliers en pierre qui conduisent à des caves. (Il regarda autour de lui dans la pénombre à peine repoussée par la faible lueur de sa torche.) Si je ne me trompe pas, il y en a un pas très loin d’ici. Priez vos dieux, quels qu’ils soient, pour que le sommet des marches ne soit pas bloqué.

Malar maugréa une prière presque inaudible et suivit Jimmy.

 

Dash entendit quelque chose devant lui dans le noir et chuchota :

— Ne bougez pas !

Derrière lui, ses compagnons s’immobilisèrent tandis que des bruits résonnaient tout autour d’eux.

— Que se passe…, commença Talwin.

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase car Reese le frappa par-derrière et le fit tomber à la renverse.

— Par ici ! s’écria-t-il.

Brusquement, de nombreux hommes apparurent et dévoilèrent leurs lanternes, aveuglant Dash momentanément. Il cligna des yeux dans l’espoir d’essayer de distinguer ce qui se trouvait au-delà des lumières éblouissantes, mais ne vit que des formes sombres qui se précipitaient vers lui. Ne voyant pas d’autre échappatoire, il bondit en avant et passa entre deux de ces silhouettes. L’une tenta de l’attraper mais le manqua tandis que la deuxième fut trop lente. Dash l’avait déjà dépassée lorsqu’elle se retourna pour l’intercepter.

Le jeune homme s’enfuit aussi rapidement que possible, pataugeant dans l’eau jusqu’aux genoux. Il aperçut du mouvement derrière deux lanternes et tourna brusquement sur sa droite pour se précipiter en direction d’une éventuelle sortie. Mais des bras l’attrapèrent et le firent tomber dans l’eau.

Dash se retourna, donna un violent coup de pied à son agresseur et sentit son pied heurter la jambe de ce dernier. Le jeune homme s’éloigna à reculons dans l’eau mais un autre individu l’attrapa. Une voix s’éleva dans la pénombre :

— Ils font trop de bruit ! Faites-les taire !

Dash éprouva une brève douleur lorsque quelqu’un le frappa derrière le crâne avec un gourdin. Puis il perdit conscience.

 

***

 

Jimmy poussa la trappe vers le haut et fut soulagé de voir qu’elle voulait bien s’ouvrir. Il risqua un coup d’œil par la petite fente qu’il venait juste de créer et, ne détectant aucun mouvement, poussa de toutes ses forces. La lourde trappe en bois s’ouvrit complètement et bascula en arrière pour aller s’écraser bruyamment sur le sol derrière le jeune homme, soulevant un nuage de suie au passage. Jimmy se hâta de grimper dans la pièce plongée dans le noir.

Malar éternua en rejoignant son nouveau maître. La pièce servait d’entrepôt à l’arrière d’une tannerie située près du fleuve au nord de la cité. Jimmy avait mis la plus grande partie de la journée à la découvrir et la soirée était déjà entamée.

Le bâtiment n’avait plus de toit, ce qui expliquait sans doute pourquoi il était abandonné, car les nuits étaient encore froides. Jimmy regarda autour de lui et vit de la lumière briller à l’intérieur d’édifices voisins. Mais il n’y avait personne aux alentours. Le jeune homme dévisagea Malar à la lueur du peu de lumière qui filtrait faiblement à l’intérieur du bâtiment.

— Si je suis aussi sale que vous, nous ferions mieux de rester cachés.

— Bonne idée, mon jeune monsieur, approuva le serviteur. Vous êtes plus sale qu’un vendeur de charbon. D’un seul coup d’œil, même un idiot pourrait dire que nous avons traîné dans un endroit où nous n’aurions pas dû être.

Jimmy leva la main en entendant un bruit :

— Qu’est-ce…

Il tira son épée mais, au même moment, des hommes envahirent la pièce en sautant par-dessus les décombres du mur ou en rentrant par l’unique porte. Seul un imbécile aurait décidé de se battre car plus d’une douzaine d’épées étaient pointées dans leur direction. Jimmy veilla à bien montrer qu’il lâchait son épée et recula.

Des mains rudes l’attrapèrent et lui attachèrent les bras dans le dos pendant que deux hommes faisaient de même avec Malar. Tous portaient de grossières tenues de combat en cuir et un gambison, mais pas d’armures en métal, car trop bruyantes – elles auraient révélé la présence de ces hommes à tous ceux qui sortaient par la trappe.

Un individu vint se camper devant les deux prisonniers et leur dit dans la langue du roi, avec un accent prononcé :

— Il suffit de surveiller un trou à rats pendant un certain temps pour que l’une de ces petites bêtes pointe le bout de son nez, pas vrai ? Une ou deux, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à Malar. Emmenez-les, ordonna-t-il à ses hommes.

Ceux-ci firent sortir Jimmy et Malar du bâtiment et les entraînèrent dans la rue.

 

Dash attendait en silence. Il avait repris conscience alors même qu’on le faisait entrer dans une pièce qui avait dû servir autrefois d’entrepôt souterrain. Comme il n’y avait pas de lumière, le jeune homme avait exploré sa prison à tâtons, ce qu’il n’avait pas manqué de regretter à plusieurs reprises.

La pièce mesurait environ deux mètres carrés et ne comportait qu’une seule porte, verrouillée de l’extérieur. En passant la main dessus, Dash s’était aperçu que tous les gonds et les verrous se trouvaient de l’autre côté. Il allait devoir rester là jusqu’à ce que quelqu’un le libère. À en juger par l’odeur, plusieurs rongeurs étaient morts récemment dans cette pièce. Si Dash avait mangé à sa faim au cours des deux jours précédents, il aurait probablement ajouté à la saleté et au désordre, mais avec l’estomac vide, son envie de vomir se transformait en haut-le-cœur et ses geôliers devraient s’en contenter.

Au bout de quelques minutes douloureuses, le jeune homme avait réussi à surmonter cette envie de vomir. Deux heures plus tard, d’après son estimation, il ne remarquait presque plus la puanteur à moins de laisser ses pensées s’attarder dessus.

Pour s’occuper, il essayait de mettre au point la meilleure stratégie à suivre. Si on l’avait jeté dans cette cellule obscure au lieu de le traîner devant l’un des officiers de Duko, cela signifiait qu’il n’était pas prisonnier des envahisseurs. La première hypothèse qui lui vint à l’esprit fut celle de soldats du royaume se cachant pour échapper à ces mêmes envahisseurs, auquel cas Dash pourrait rapidement se faire connaître et les enrôler pour poursuivre sa mission.

Mais il était plus probable qu’il se trouvât aux mains d’une bande de hors-la-loi, alors il allait devoir négocier. Ses compagnons avaient disparu, sans doute enfermés dans une pièce semblable à celle-ci.

Brusquement, de la lumière apparut autour de la porte et Dash entendit des bruits de pas approcher. La lumière lui parut très vive en filtrant entre les interstices et l’éblouit lorsque la porte s’ouvrit.

— T’es réveillé ? lui demanda quelqu’un à l’extérieur de la pièce.

— Oui, répondit Dash d’une voix rendue rauque par la soif. Je pourrais pas avoir de l’eau, par hasard ?

— On va d’abord voir si on te laisse en vie, lui fut-il répondu d’un ton bourru.

Deux mains se tendirent et remirent brutalement le jeune homme sur ses pieds avant de l’entraîner dans une pièce plus spacieuse. Dash mit la main devant ses yeux pour les protéger de l’éclat de la lanterne et balaya les lieux du regard. Il s’agissait bel et bien de la cave d’une auberge ou d’un hôtel en ruine ; lui-même avait été enfermé dans un cellier. De nombreux signes montraient que des gens vivaient dans ce bâtiment car des caisses et des ballots de marchandises étaient entreposés dans toute la pièce.

Une demi-douzaine d’hommes entouraient le prisonnier et ne portaient aucune arme apparente. De toute évidence, ils étaient certains de pouvoir l’empêcher de s’évader. Clignant des yeux, toujours à cause de la lanterne, Dash remarqua que l’un d’eux tenait tout de même à la main un gros gourdin. Il ne faisait aucun doute qu’il s’en servirait si Dash tentait de s’échapper malgré tout.

— Et maintenant ? demanda-t-il à l’individu qui l’avait sorti de sa cellule.

— Suis-moi, répondit ce dernier, qui avait le visage tout cabossé.

Dash obéit sans mot dire, encadré par une garde de quatre hommes, deux devant lui et deux derrière. Pour une raison ou une autre, le sixième demeura dans la cave.

Dash dut emprunter un long tunnel sombre et humide pourvu d’une lanterne à chaque extrémité. Il écouta attentivement, mais n’entendit que le son de bottes en cuir et de griffes sur la pierre. Si ce tunnel affleurait les rues de la cité, celles-ci étaient désertes.

L’individu qui ouvrait la marche poussa une porte et fit entrer tout le monde dans une très grande pièce où une douzaine de torches brûlaient dans des appliques. On avait descendu des ruines de la taverne une longue table en bois pas trop abîmée par l’incendie. Elle servait à présent de bureau dans un lieu qui ressemblait fortement à une cour de justice ou un tribunal.

En bout de table présidait un vieil homme. Il paraissait déformé ou estropié car il se tenait penché, l’épaule gauche plus basse que la droite et le bras gauche dans une attelle. Un foulard lui couvrait le crâne, lui masquant l’œil gauche. Dash vit, sous le tissu, que le visage de cet homme était couvert de cicatrices et gravement brûlé. Une jeune femme, grande et svelte, était assise à sa droite. Dash la dévisagea avec attention. En d’autres circonstances, il l’aurait trouvée attirante avec ses cheveux et ses yeux noirs, car elle parvenait encore à être jolie en dépit de la boue et de la suie qui la recouvraient. Mais, étant donné les circonstances, c’était sa tenue qui retenait l’attention du jeune homme. En effet, elle était vêtue comme un homme et armée jusqu’aux dents. Elle portait en évidence une épée et plusieurs dagues, à sa ceinture et dans ses bottes, mais Dash était persuadé qu’il y avait d’autres armes dissimulées sur sa personne, une habitude chez les voleurs. Elle portait une chemise sale, autrefois blanche mais presque couleur charbon à présent. Un gilet en cuir, une culotte d’équitation masculine et un foulard rouge autour de son crâne complétaient sa tenue. Sous le foulard, ses cheveux noirs cascadaient dans son dos.

— Tu es accusé, déclara-t-elle d’une voix étonnamment profonde.

Dash rassembla toute la confiance en lui qu’il parvenait à éprouver en de telles circonstances et répliqua :

— Je n’en doute pas.

L’homme au visage cabossé prit la parole à son tour :

— Avant d’entendre la sentence, t’as quelque chose à dire pour ta défense ?

Dash haussa les épaules.

— Quelle différence cela ferait ?

Le vieil homme gloussa. L’individu qui avait amené Dash dans la pièce lui lança un regard.

— Probablement aucune, mais ça ne te coûte rien.

— Peut-on d’abord me dire de quel crime on m’accuse ?

L’individu au visage amoché regarda de nouveau en direction du vieil homme qui fit un geste brusque pour signifier qu’il en donnait l’autorisation.

— On t’accuse de violation de territoire. On t’a trouvé à un endroit où t’avais pas la permission d’aller.

Dash laissa échapper un long soupir.

— C’est donc ça. Je suis chez les Moqueurs.

La jeune femme regarda le vieil homme qui, de sa main valide, lui fit signe d’approcher. Après qu’il eut chuchoté quelques mots à son oreille, elle se tourna vers Dash :

— Pourquoi tu crois que nous sommes des voleurs, le Chiot ?

— Parce que des contrebandiers m’auraient égorgé avant de poursuivre leur route et que les gardes de Duko m’auraient ramené en surface pour m’interroger. (Il pointa l’index vers le haut.) Vous m’avez séparé de mes compagnons, ce qui signifie que vous essayez de trouver une faille dans chacun de nos récits. De plus, l’un de mes camarades nous a trahis en vous appelant et je ne vois pas ce que Reese pourrait être, à part un voleur. (Il balaya la pièce du regard et ajouta :) Voilà donc ce qu’il reste de chez Maman ?

Le vieil homme prononça de nouveau quelques mots à l’oreille de la jeune femme qui demanda :

— Qu’est-ce que tu sais de chez Maman ? Tu n’es pas l’un des nôtres.

— Moi, non, mais mon grand-père, oui, répondit Dash en devinant qu’à ce stade, il n’avait plus rien à perdre et tout à gagner en dévoilant la vérité.

— C’est qui, ton grand-père ?

— C’était, vous voulez dire. Il est mort. Il s’appelait Jimmy les Mains Vives.

Plusieurs personnes se mirent à parler en même temps jusqu’à ce que le vieil homme, d’un geste, leur ordonne le silence. La jeune femme se pencha vers lui avant de répéter ses paroles à Dash :

— Et toi, tu t’appelles ?

— Dashel Jameson. Je suis le fils d’Arutha, duc de Krondor.

— Tu es donc venu espionner pour le compte du roi, répliqua aussitôt la jeune femme.

Dash se permit un sourire ironique.

— Non, plutôt pour celui du prince, en réalité. Mais il est vrai que je suis ici pour voir quelles sont les défenses de Duko, afin que Patrick puisse reprendre la cité.

Le vieil homme agita sa main grièvement brûlée et parla à la jeune femme qui ordonna :

— Viens plus près, le Chiot.

Dash obéit et s’approcha du vieil homme et de la jeune femme. Le premier dévisagea Dash de son œil valide pendant un long moment, à la lueur de la lanterne que tenait la jeune femme afin que les traits du prisonnier fussent bien visibles.

Puis le vieil homme prononça, suffisamment fort pour que tout le monde puisse l’entendre :

— Laissez-nous.

Sa voix, presque détruite, évoquait un son étranglé ou un bruit de gravillons qu’on écrase.

Aussitôt, tout le monde obéit et sortit sans hésiter, à l’exception de la femme.

— Eh bien. Le monde est vraiment petit, mon garçon, déclara le vieil homme.

Dash se pencha pour examiner les traits ravagés de son interlocuteur.

— Je vous connais, monsieur ?

— Non, répondit laborieusement l’intéressé comme si chaque mot lui faisait mal. Mais moi, je te connais, de nom et de parenté, Dashel, fils d’Arutha.

— Et pourrais-je savoir à qui j’ai l’honneur, monsieur ?

La jeune femme lança un regard au vieil homme, mais ce dernier ne quittait pas Dash de son œil valide.

— Ton grand-oncle, mon garçon, voilà qui je suis. On m’appelle le Juste.

 

Les fragments d'une couronne brisée
titlepage.xhtml
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_019.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_020.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_021.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_022.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_023.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_024.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_025.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_026.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_027.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_028.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_029.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_030.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_031.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_032.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_033.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_034.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_035.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_036.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_037.htm
Feist,Raymond-[La guerre des serpents-4]Les fragments d'une couronne brisee(1998).French.ebook.AlexandriZ_split_038.htm